Marie-Dominique Massoni

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Marie-Dominique Massoni

Wyclif, Hus, Ficin, Pic,

Peste noire, guerres, soulèvements populaires, la fin du Moyen âge est une période rude. L’Église est affaiblie par la vie dissolue de ses clercs, souvent ignorants, par leur avidité financière aussi. La nécessité d’affirmer son pouvoir religieux se traduit au XIIe siècle par la création de l’Inquisition. Inquisitio signifie « enquête, recherche ». Créée pour veiller à l’orthodoxie, cette institution devient en deux siècles un pouvoir parallèle que le Souverain pontife doit surveiller afin de conserver ses prérogatives.

Si la notion de purgatoire existe chez Augustin comme épreuve de l’âme, selon Jacques selon Le Goff, le « lieu » d’expiation des péchés véniels dénommé Purgatoire est proprement créé par Innocent IV en 12541. On peut racheter un temps de purgatoire par l’achat d’indulgences ou en léguant des biens à l’Église. Les ventes deviennent un véritable trafic où tout péché même mortel peut être racheté. En créant l’obligation de confession auprès d’un prêtre, l’Église renforce son contrôle. L’introduction de l’élévation du calice pendant la messe établit un fossé entre ceux qui peuvent boire le vin consacré et ceux qui n’ont que le pain. Conséquence du Grand Schisme de 1378, deux papes, l’un à Rome et l’autre en Avignon, se disputent la tiare jusqu’en 1417. Au moment du concile de Constance on va même en compter trois.

Certains hommes cherchent de nouvelles voies, notamment en Rhénanie2 et aux Pays- Bas3. Ils créent un réseau d’écoles, foyers de l’humanisme en Europe du Nord (Érasme y sera élève). Les anciennes hérésies, celle des vaudois notamment, n’ont pas disparu. À la veille de la Renaissance, l’Église n’a, en somme, rien de « bien catholique » !

J’ai choisi d’évoquer deux types de victimes des diverses stratégies de domination le l’Église au XVe siècle : deux ont donné naissance à des soulèvements populaires et deux ont inspiré les esprits spéculatifs depuis la Renaissance. L’anglais Wyclif condamné post mortem au bûcher, le tchèque Jan Hus, qui y périt, sont précurseurs du protestantisme. Les Italiens Ficin et Pic de la Mirandole, qui réchappent de l’Inquisition, portant des idées de convergences entre les diverses voies spirituelles, à l’origine de l’hermétisme de la Renaissance, inspirateurs de Giordano Bruno, supplicié lui, en 1600. Tous ont marqué la franc-maçonnerie.

Le Grand Schisme d’occident4 de 1378 marque une cassure d’importance. Sa résolution, au concile de Constance, en 1417, est marquée par la déposition du pape Jean XXIII qui y a appelé appelé et s’est mis sous la protection de l’empereur Sigismond. L’élection de Martin V, reconnu par toute l’ Église d’occident, marque l’entrée dans une nouvelle époque qui, elle, enfantera la Réforme.

L’Église du XVe siècle est secouée par le Grand schisme,

Le Pape est d’abord un souverain terrestre avant que d’être un « pontife » entre Dieu et les hommes. Avoir un cardinal ou un pape dans sa famille est promesse d’abondance et de pouvoir. L’empereur du Saint-Empire comme le roi de France entremêlent intrigues et conflits, jusqu’à l’intérieur de la Curie. Anglais et Français cherchent à financer leur guerre jusque dans les caisses des églises. En Italie, les partisans de l’empereur s’opposent à ceux du pape (gibelins et guelfes à Florence), et les affrontements armés entre papautés et villes italiennes sont incessants. En 1307, débute en France le procès des Templiers. Clément V se fait couronner à Lyon, en présence de Philippe le Bel, et s’installe à Avignon, en 1309. Un pape, élu en 1409, doit même renoncer à sa charge parce qu’il n’est pas prêtre.

Convoqué par Jean XXIII, élu à Pise en 1410, le concile commencé en 1414 dépose les trois papes en exercice. Jean XXIII s’enfuit de Constance. Il est arrêté et inculpé de 70 chefs d’accusation notamment ceux de simonie, de viol, sodomie, inceste, torture, meurtre. Cet antipape ne figure pas dans la succession des souverains pontificaux et au XXe siècle le cardinal Roncalli prendra le nom de Jean XXIII. Martin V est certes élu mais il règne un tel désordre à Rome qu’il attend trois ans avant de s’y établir.

 

1 Selon Jacques le Goff, la date de la bulle papale marque la création du Purgatoire.

2 Ainsi Thomas à Kempis dans l’Imitation de Jésus-Christ.

 

3 Avec Ruysbroeck (mort en 1381), Thomas à Kenpis (né en 1380), Gérard Groote et Florent Radewin (fondateurs

 

de la communauté des Frères de la vie commune à Deventer, Hollande).

 

4 Installation du pape en Avignon, 1309.

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Wycliff, le doctor evangelicus.

À la fin du XIVe siècle, l’Église en Angleterre possède de 30 à 40 % des terres, notamment les Bénédictins, seigneurs particulièrement rapaces. Certains fidèles contestent que les enseignements des Pères ou les décrets des papes soient mis sur un pied d’égalité avec les livres de la Loi. En 1378, un philosophe et théologien anglais, diplômé d’Oxford, Wyclif, est chargé d’interpréter la Bible pour les étudiants. Ce travail le conduit à une critique radicale de l’institution. Il développe cette critique dans De la Vérité des saintes Écritures5. Extraits :

« Ainsi, pour que la chrétienté ait un fondement autonome, Dieu a donné la loi de l’Écriture comme règlement que les chrétiens doivent respecter dans tout ce qui touche à ses paroles et à la signification de ses concepts. » […]

Comment quelqu’un peut-il aimer Jésus-Christ par-dessus tout s’il méprise sa loi ou ne la respecte pas et préfère vivre selon des lois humaines ? N’est-ce pas, dans ce cas […] un amour supérieur pour les biens terrestres que pour les biens éternels

? Il en est de même pour l’étude, car l’étude de la loi de Jésus-Christ apporterait à l’étudiant un plus grand amour de Dieu, et donc un bien supérieur. Et la même chose vaut pour ceux qui multiplient les lois des hommes et qui réduisent ainsi en pièces l’étude de la théologie. La loi de Jésus-Christ, telle que transmise dans l’Écriture, n’est-elle pas suffisante ? »

Pour avoir la lumière du Christ, centre de l’humanité et fils de Dieu, il faut avoir un esprit pieux, humble, se détournant du péché. Le   devoir premier de tous les chrétiens est de lire la Bible et de s’en imprégner. Wyclif distingue l’Église visible, celle d’un clergé majoritairement corrompu, de l’Église invisible, épouse de Dieu, celle des vrais élus qui respectent la loi sacrée et y conforment leur vie. Sur la question de la grâce il s’inscrit dans le sillage d’Augustin d’Hippone. Nous ne savons rien des desseins divins. Seule une vie sainte rend compte de la grâce reçue.

En revanche, les êtres humains, constitués en sociétés gouvernées par des lois civiles doivent obéir à ceux qui gouvernent. Il faut distinguer le dominium de l’officium. Aux rois, et dans une moins grande mesure aux seigneurs, la potestas, qui est un pouvoir délégué dérivé du dominium divin. Cette autorité temporelle est indiscutable, quel que soit l’état moral du roi ou du seigneur, et c’est à lui de réformer l’Église visible. C’est peut-être son soutien à la royauté qui explique le soutien discret de certains nobles.

Pour Wyclif, « l’Écriture seule est la vérité». Sa lecture transforme les hommes. Jésus- Christ lui-même en garantit la vérité et il s’est conformé à la Loi, tant dans sa vie que dans ses enseignements. Il ne faut obéir au pape que si celui-ci a choisi la bonne voie et mène une vie exemplaire. Les Croisades montrent l’indignité de l’Église. Le prêtre ne peut se dire le médiateur entre Dieu et les hommes. Aucun prêtre n’a procuration pour transformer réellement et substantiellement le pain et le vin en corps et sang de Jésus- Christ. Les éléments restent ce qu’ils sont. Ils ne sont efficaces que si ceux qui les distribuent et ceux qui les reçoivent vivent comme de vrais disciples du Christ. En 1382, sur son initiative, la Bible est traduite en anglais. Comme le texte en est difficile, le devoir des « vrais prêtres » (trewe priests) est de l’expliquer. Wyclif en donne l’exemple par ses

prêches. La traduction est accompagnée d’un long prologue, de gloses et de commentaires.

Wyclif est proclamé hérétique 6 aux synodes de Londres (1382 et 1396). Dix-huit propositions tirées du Trialogus sont condamnées. Heureusement, il a des protecteurs. Bien que mort en 1384, il est mis en procès inquisitorial et le concile de Rome (1413), condamne 45 propositions pour l’essentiel issues du Dialogus et du Trialogus. Ses écrits sont interdits.

5 Of the Truth of Holy Scripture.

Wyclif et les lollards

Le terme lollard, désignant les disciples de Wyclif, est un emprunt au néerlandais

« lollaert » « désignant les Alexiens7, ». Il est dérivé du verbe lollen « marmonner », à cause de leur manière caractéristique de psalmodier des chants religieux8. Leur enseignement se fait dans les schools organisées par les communautés.

La peste noire de 1348, l’impôt très lourd servant à financer la guerre contre la France, l’instabilité du pouvoir politique, suscitent, dès 1377, des révoltes de paysans dans le sud- est du pays. Lors de ce qu’on appelle la « Grande rumeur », ceux du Sud de l’Angleterre puis d’un peu partout, s’organisent et refusent de travailler pour leurs seigneurs. Des membres du clergé les rejoignent, tel John Ball, excommunié en 1366 en raison de ses discours appelant à une mise en commun des biens, font partie des rebelles. Ball déclarait par exemple : « Quand Adam bêchait et Ève filait, qui alors était gentilhomme ? » L’historien Bruce McFarlane a montré qu’il y avait des lollards jusque dans l’entourage royal.

Printemps 1381 : des paysans entrent à Londres, brûlent et tuent. Les milices royales n’ont pas eu le temps de s’organiser. Richard II, âgé de 14 ans, accepte de rencontrer une délégation conduite par Wat Tyler 9 . Il accepte la plupart des revendications dont l’abolition du servage. À l’issue de l’entretien, Wat Tyler est poignardé par le lord maire. L’épée d’un autre noble l’achève.

Dans le même temps, les insurgés entrent dans la tour de Londres et tuent le chancelier et le trésorier d’Angleterre qui s’y trouvaient10. Jean de Gand, oncle du roi, qui a protégé Wyclif, échappe de peu à un lynchage. Revenu à Londres, Richard II dénonce ce qu’il a accepté et mobilise 4 000 soldats. L’insurrection gagne tout le pays, et la répression aussi. Elle se poursuit jusqu’en novembre. Implacable. John Ball, exécuté, devient très vite une figure légendaire. Beaucoup de lollards s’exilent sur le continent.

Jean Hus (1369-1415), Wyclif redivivus

« Voici, ces évêques m’exhortent à me rétracter et à abjurer ; mais moi, je crains de le faire pour ne pas être trouvé menteur devant le seigneur et aussi pour n’offenser ni ma conscience ni la vérité de Dieu. » Ainsi dit Jean Hus à la foule venue pour sa déconsécration et son supplice au bûcher, en 1415.

Un siècle plus tard, Luther le reconnait comme l’un des précurseurs de la Réforme, le qualifiant « d’homme sacré ». Le 6 juillet, anniversaire de son martyre est jour férié en République tchèque.

Données historiques

À la mort de Charles IV, en 1378, Prague est une ville prospère de 40 000 habitants et compte une jeune université. 1/3 du patrimoine foncier et bâti est la propriété de l’Église. Des chansons stipendient le fait que la Justice souffre d’une grande misère, que la Vérité est morte et que la Foi a perdu la lutte. Au début du XIVe siècle l’Inquisition en Bohême a brûlé 14 hérétiques, désignés comme vaudois. Le mouvement réformateur du XIVe siècle prône un retour aux Actes des Apôtres :

 

Quelques rénovateurs :

Milič, hanté par la venue de l’Antéchrist, tour à tour le roi et le pape, a créé La Nouvelle Jérusalem, un refuge pour aider les prostituées à retrouver une vie droite. Mathias de Janov (mort en 1393), un laïc, philosophe, théologien et savant, lui succède. Thoma de Stytnè (mort en 1409), « le Raymond Lulle tchèque », se référant à Paul de Tarse11, préconise l’emploi de la langue tchèque.

 

Jean Hus, apôtre de la parole.

Jean Hus, inscrit à l’université Charles, en 1390, vient d’un milieu modeste. Il est magister in artibus en 1395, professeur en 1398, prêtre en 1400. Son profond amour des humains le détourne de l’attrait de la réussite. C’est ce qu’il appelle sa conversion. Non loin de ce qui fut La Nouvelle Jérusalem, deux notables12 ont édifié « la Maison du pain », Bethléem, une chapelle dont Hus devient le prédicateur, en mars 1402. Il y prêche 11 ans. Le contemplatif, l’exégète brillant se révèle un grand prédicateur, qui attire les foules comme la cour. Très tôt, il dénonce la simonie, en appelle à une véritable Église du Christ fondée sur la connaissance directe des Écritures, la reconnaissance de la loi prônée par Jésus et un retour à l’Église primitive. L’Église est le : « corps mystique du Christ dont il est la tête ». « La foi associée à l’amour et à la vertu suffit pour le salut ». Linguiste, Hus établit la 1e orthographe tchèque dans De orthographia afin de traduire la Bible en tchèque.

L’imitation de Jésus, la conception johannite de Jésus comme berger13, comme porte, l’inspirent. Si la brebis obéit, le berger de son époque ne s’intéresse qu’aux brebis qui ont beaucoup de laine. Et quand le berger est un pécheur où les mène-t-il ?

 

« Vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous affranchira » Jean 8 :32.

Son ami, Jérôme de Prague a suivi les cours de Wyclif, et traduit le Trialogus (1398). En 1407, l’archevêque de Prague est chargé par Grégoire XII d’interdire la diffusion des théories de Wyclif, la Bohême étant déjà considérée comme un nid d’hérétiques. L’université de Prague obtempère mais souligne que, correctement interprétés dans leur contexte, ces articles ne sont pas totalement hérétiques. Hus traduit la Bible en tchèque. Il est le porte-parole des réformateurs, devenus majoritaires à l’université. En 1408, il engage un procès canonique contre l’archevêque puis contre le pape pour obtenir l’annulation de la condamnation des théories de Wyclif. En 1409, quand l’anathème est prononcé contre les théories de Wyclif et contre ses partisans, il est recteur de l’université. En 1410, une interdiction de prêche est prononcée pour toutes les églises

« wyclifites ». Hus dénonce « l’hérésie de l’obéissance ». Il prône la résistance active non violente, le devoir de désobéissance aux autorités en état de péché 14 : Il déclare :

« L’hérésie consiste à se livrer criminellement au trafic des valeurs spirituelles pour des rétributions matérielles ».

En 1410, le pape romain Jean XIII, pour financer une « croisade », en fait une expédition contre le roi de Naples, met en vente des indulgences en rétribuant les vendeurs (dont le roi Venceslas). Jérôme et Hus, dénoncent le fait. Hus déclare que seul Dieu peut conférer la grâce et il s’aliène ainsi le roi et l’archevêque. Dieu est seul juge, la justification est humaine. Il est excommunié. L’année suivante, l’anathème est jeté contre lui, mais il est

accueilli en Bohême du sud. Considérant la prédication comme un devoir sacré, il prêche en plein air. Des foules se pressent, venant de loin. Il dissuade ses partisans de prendre les armes.

Hus défend l’utraquisme (communion sous les deux espèces), premier retour à un modèle de l’Église primitive. Le calice où les idées de Foi d’amour de justice de paix prennent force et vie, est le lieu de l’Église du Christ, preuve de sa présence, de son sang sur terre, parmi les hommes, de sa victoire dans la mort. Réitérer la communion c’est approcher le mystère, le sacrifice qui permet d’accéder à la lumière d’une autre vie. Pierre et Nicolas de Dresde, fondateurs de l’école réformatrice La Rose noire, l’instaurent avant le départ de Hus pour Constance. Le calice devient le symbole des rénovateurs.

En 1414, Hus convoqué au Concile de Constance, s’y rend, malgré les adjurations de ses amis, confiant dans le sauf-conduit accordé par l’empereur Sigismond. Avant d’être emprisonné, il y achève L’Explication de la Foi et le Discours sur la paix. Au procès, Jean Charlier de Gerson déclare craindre son pouvoir sur « des gens barbares sans instruction et des paysans que ces idées séduiraient et inciteraient à toutes les vilenies de la révolte et du soulèvement. » Hus écrit de sa prison15 : « Cherche la vérité, écoute la vérité, apprends la vérité jusqu’à la mort. » Jusqu’à la fin il refuse de se rétracter et prie, en appelle à la fraternité, et espère « que la vérité de Dieu l’emportera. » Livré au bras séculier, il périt sur le bûcher. La communion sous les deux espèces est officiellement interdite. Jérôme de Prague est brûlé le 30 mai 1416, peu après lui. Wyclif est condamné à être symboliquement dévoré par les flammes, ses œuvres brûlées. On déterre son corps et la sentence est exécutée en 1428.

La bulle Unter cunctas, de Martin V (février 1418), condamne 45 articles de Wyclif et 30 articles de Hus, fournissant une base d’enquête à l’Inquisition. Même si les hussites sont dès le départ divisés en deux courants : les modérés calixtins et les millénaristes radicaux, qui réclament l’abolition de la propriété, le pays entier se soulève. En 1419, les conseillers de l’empereur sont défenestrés à Prague. La ville de Tabor16 est fondée. Elle proclame la communauté des biens, l’égalité absolue, la souveraineté du peuple, l’éducation pour tous et le sacerdoce universel. L’archevêque d’Olomouc, chargé de l’Inquisition, demande une Croisade pour extirper l’hérésie. 5 croisades échouent l’une après l’autre.

Les « armées tchèques », commandées par Jan Žižka l’Aveugle, puis par Procope le Grand sont victorieuses jusqu’en 1436. Le concile de Bâle de 1433 aboutit à un compromis (Compactata de Prague). L’Église accepte quatre des revendications dont la prédication libre et l’utraquisme. Le hussisme dure jusqu’à aujourd’hui en dépit du désastre de la Montagne Blanche17 (1620). Comenius18 un Frère morave, ami d’Andreae, est un hussite19. Wyclif et Hus sont des précurseurs de la Réforme.

Comparé à ces deux grands « hérétiques », Ficin semble un enfant de chœur, mais lui comme Pic proposent de prendre en compte toutes les voies spirituelles, qu’il en aille de l’hermétisme, du zoroastrisme ou de la kabbale et ils se font fort de montrer qu’à un titre ou à un autre elles contiennent en germe le christianisme.

Ficin

Marsile Ficin est né en 1433 en Toscane. Il fait des études de philosophie et de médecine. 1462 marque la fondation de l’Académie platonicienne, un cercle d’amis choisis, qui se réunissent de façon plutôt informelle à Careggi, où Cosme de Médicis, son père spirituel

l’a installé. Chaque année en novembre, est célébrée la date anniversaire de la naissance et de la mort de Platon. En 1463, Ficin achève la traduction des écrits hermétiques, et reprend celle des dialogues de Platon. Le moyen âge n’avait pu lire de Platon que trois dialogues : le Timée, le Phédon et le Ménon. En 1469 il rédige un Commentaire du Banquet (In convivium Platonis sive De Amore), en 1492 de Plotin. La Théologie platonicienne, achevée en 1474, est sa principale œuvre philosophique. Il est ordonné prêtre le 18 décembre 1473 et nommé chanoine du Dôme de Florence. Il a quarante ans.

Il connaît l’astrologie (médecine et astrologie sont en effet liées à l’époque). Dans sa dédicace à Laurent, il dit qu’après le livre de l’âme (la Théologie platonicienne), il a entrepris d’écrire le livre du corps. Les trois livres de la vie publiés en 1489 expliquent par exemple comment les remèdes ne sont véritablement actifs qu’à la condition d’être pris sous l’ascendance de l’astre favorable à l’organe lésé. L’univers tel que nous le décrit Ficin est gouverné par la ressemblance et par la sympathie. Les choses se font écho au sein du visible, comme entre le visible et l’intelligible. C’est ainsi que l’argent contient quelque vertu de la lune, et l’or du soleil, et attirent les forces occultes de ces planètes. Les quatre humeurs qui composent l’esprit sont semblables aux quatre saisons et aux quatre éléments de la matière. Sympathie et affinité font l’unité de la multiplicité sensible. Rien n’est isolé dans l’univers, tout s’interpénètre et se mêle, tout se réfléchit en un jeu de miroirs sans fin. Tout est gouverné par la loi d’amour. Le semblable attire le semblable par affinité naturelle. C’est là ce que Ficin nomme la « magie » de la nature et de l’univers

: toute magie est en effet sympathique dans la mesure où son efficacité repose sur la réciprocité occulte des créatures entre elles (Comm. sur le Banquet, VI, 10). La connaissance intuitive est supérieure à la démonstration logique. Mieux vaut recevoir une image plutôt que développer une proposition. Les hiéroglyphes d’Horapollon le fascinent. On les prenait alors pour une révélation tenue secrète d’un prêtre de l’ancienne Égypte. Ficin croit en la « religion commune et naturelle », dont l’ultime vérité a été apportée par la révélation chrétienne.

Dans le Livre de la vie, Ficin, ambigu, développe longuement l’efficacité20 des images en relation avec les influences astrales, tout en proclamant ne pas y croire, par crainte d’être accusé de pratiques magiques. N’empêche, les choses tournent mal ; on le suspecte d’être un praticien de la magie païenne. On sait qu’il chante des hymnes orphiques dans la nuit toscane. Et puis son maître n’est pas Aristote mais Platon21. Accusé de sorcellerie par le pape Innocent VIII, il risque gros. Grâce à Laurent de Médicis, tout s’apaise, et il écrit au pape pour le remercier en lui proposant même de faire… son thème astral. Si magie et l’astrologie coexistaient relativement bien jusqu’ici avec la religion, l’Église se doit d’affirmer que toutes les formes de magie, même celles qui sont licites et permettent de soigner, sont susceptibles d’être de la nigromancie, de la goétie. Face au risque d’athéisme elle doit aussi rappeler les miracles de Jésus et des saints. Savonarole22 condamne le syncrétisme pagano-chrétien de Ficin.

Pierre de Médicis, homme médiocre, succède à son père Laurent en 1492. Après son expulsion négociée, en 1494, et l’entrée des troupes françaises de Charles VIII dans la ville, la République est rétablie, Savonarole est porté au pouvoir, Ficin se retire à la campagne, amer. Le cher Sandro Botticelli n’a-t-il pas été jeter dans le Bûcher des Vanités nombre de ses œuvres ? Il rédige un discours contre le fanatique juste avant de mourir, en 1499, un an après l’exécution de Savonarole. L’influence du platonisme et de l’hermétisme de Ficin se répand en Europe pendant le XVIe siècle. Sa réflexion médicale en lien avec l’astrologie a profondément influencé Paracelse.

 

Pic de la Mirandole, comte de Concorde

Ficin écrit : « Notre cher Pico nous a quittés le jour même où Charles VIII entrait dans Florence, et les pleurs des lettrés compensaient l’allégresse du peuple. Sans la lumière apportée par le roi de France, peut-être Florence n’eût-elle jamais vu jour plus sombre que celui où s’éteignit la lumière de la Mirandole ».

Ce météore de génie est né le 24 février 1463 et mort, empoisonné à l’arsenic, le 17 novembre 1494, peu après son ami, le poète Politien. L’empoisonneur fut très certainement son domestique mais on ne sait pas qui fut le commanditaire. Pierre, fils de Laurent le magnifique ? Le pape Alexandre VI ? Savonarole prononce son oraison funèbre à Santa Maria del Fiore. Son corps revêtu de l’habit des Frères Prêcheurs est enterré dans l’église du couvent Saint-Marc aux côtés de Politien.

Il étudie le droit canon à Bologne puis l’aristotélisme averroïste. À seize ans, lors d’un bref séjour à Florence, il rencontre les poètes Politien et Benivieni, qui deviennent ses amis et, à Ferrare, où il étudie la philosophie, le dominicain Jérôme Savonarole. À l’université de Padoue de 1480 à 1482, il poursuit son étude d’Aristote, apprend alors l’hébreu, découvre les Oracles chaldaïques, attribués alors à Zoroastre, apprend l’arabe et même le « chaldéen ». Suit un long séjour à Florence au printemps 1484, où il entre dans le cercle de l’Académie platonicienne et se lie avec Marsile Ficin.

Pendant l’été 1485, il est à Paris qui reste alors le principal centre de la philosophie et de la théologie scolastiques. L’idée que les textes ésotériques juifs confortent le christianisme circule depuis une vingtaine d’années. Pic veut démontrer la concordance de toutes les philosophies, dans une disputatio. Il veut prouver la continuité entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Pic s’est intéressé à la kabbale, avant même d’apprendre l’hébreu. En 1486, dans une lettre à Ficin, il écrit avoir étudié l’hébreu jour et nuit pendant un mois et être déjà capable de pouvoir dicter une lettre. Il rédige les fameuses Conclusions. Il a des professeurs de taille, notamment Elia del Medigo et Flavius Mithridate, qui traduit à la demande et éclaire dans chaque réponse le fonctionnement de la cabale. Dans les Conclusions « trois thèmes se combinent : les relations entre le judaïsme et le christianisme, entre le christianisme et le platonisme, et entre la mystique et la magie23. » Sous l’écorce de l’Ancien Testament est la moelle du Nouveau. « Par la lettre shin (ש) qui est au milieu du nom de Jésus, il nous est signifié cabalistiquement que le monde repose parfaitement comme en sa perfection quand la lettre yod est unie à la lettre vav (I), ce qui est réalisé dans le Christ, qui fut le vrai Dieu, fils et homme24. »

Les 900 thèses25 ou Conclusiones rédigées, sont brèves, elliptiques, percutantes, voire déroutantes souvent. Elles sont précédées du Discours sur la dignité de l’homme, texte ouvert, d’abord facile. En novembre 1486, il arrive à Rome. Une commission désignée par le pape condamne treize des neuf cents thèses. Orphisme et Kabbale sont incriminés.

Pic écrit à propos de l’être humain : « Je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines26 »

Dans Apologia (1487), texte dédié à Laurent le Magnifique, il dénonce l’ignorance des inquisiteurs : « Lorsqu’un jour, on demanda à l’un d’eux ce qu’était la kabbale, il répondit que c’était un homme perfide et diabolique, nommé Kabbale, qui avait beaucoup écrit contre le Christ et que ses sectateurs sont appelés cabalistes ». Un de ces « ânes », que fustige Mithridate, le pape Innocent VIII, en juin 1487 ordonne de sévir : « contre lesauteurs et les approbateurs des écrits susdits à la façon des inquisiteurs de la dépravation hérétique. »

Pic fuit en France, son séjour à Paris lui ayant assuré des soutiens en Sorbonne. Arrêté par les envoyés du pape en janvier 1488, il est mis à l’abri quelques mois au donjon de Vincennes, puis libéré grâce au roi Charles VIII et à Laurent de Médicis. Il est autorisé à revenir à Florence. Période féconde, où il écrit l’Heptaplus (1489), commentaire des six jours de la Genèse, commence le De Ente et uno (1491), projette des commentaires des psaumes. Seul le 15 a été écrit. Les Disputationes adversus astrologiam divinatricem, critique violente, de l’astrologie sont publiées après sa mort. En 1493, il est absous de toutes ses fautes par le prototype même du Prince de Machiavel, Alexandre VI Borgia.

« Marier le monde » disaient-ils. Ficin est à l’origine de l’hermétisme de la Renaissance, Pic à celle de la kabbale chrétienne. Le discours sur la dignité de l’homme est un appel au dépassement de soi dans cette liberté qui fait la noblesse de chacun. Pic, comte de Concorde, fut surnommé par ses amis « princeps Concordiae ».

CONCLUSION

Wyclif et Hus réclament l’accès aux textes sacrés pour tous et la communion sous les deux espèces pour chacun. Leur hérésie a commencé pour Rome avec la remise en cause de l’impunité du clergé. Leur souci d’éducation mis en place par les communautés qui se réclamèrent d’eux inspira Comenius. Celui de Ficin passe dans son cénacle amical de l’académie platonicienne mais aussi par ses conférences sur Platon dans une église et qui firent frémir, autant que la magie, les prélats romains. Tous influencèrent les penseurs du XVIe siècle.

Pic comme Ficin voient la pluralité des religions de manière positive, même s’ils sont profondément chrétiens. Liberté de pensée, recherche de la vérité, liberté de circuler, justice tracent les contours de l’humanisme, du refus de la servitude volontaire et du partage fraternel, au plus près du grand rêve hermétiste de réconciliation de l’être humain avec sa part sacrée, sa lumière.

L’idée de tradition immémoriale va marquer jusqu’à René Guénon, tandis que celles de Wyclif et de Hus ont germé dans la Réforme. Ces quatre là sont de grands inspirateurs de l’idée de religion naturelle, et les théologiens romains, eussent-ils été des « ânes » voyaient bien en quoi ils mettaient en danger leurs dispositifs de pouvoir.

Ces quatre personnes ont nourri, chacune à leur manière, l’imaginaire maçonnique, la quête de la lumière et le grand rêve d’un sacerdoce universel ou d’une église invisible. Leurs échanges donnent une idée de l’Europe qui pourrait nous servir à penser l’actualité à la lumière des richesses de notre passé. Je me situe ainsi dans le droit fil des travaux et des intuitions de Frances Yates. Je terminerai par un carambolage qui m’amuse : Zorzi, continuateur de Pic, moine hébraïsant, est consulté par Henri VIII quand celui-ci veut divorcer de sa belle-sœur Catherine d’Aragon. Le Vénitien justifie, le pape interdit. Henri VIII divorce, il est excommunié et, en 1534, il proclame l’anglicanisme.