UM : Actualité du Mythe d’Antigone par Joël Gregogna et Jean-François Maury le 28 novembre 2020 à 10 heures
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L’étude de la dernière missive du compositeur à son père apporte un nouvel éclairage sur ses idéaux maçonniques. Et le récent disque de Laurence Equilbey, Magic Mozart, montre que ses liens avec le mouvement fascinent encore.
Gants blancs et lunettes rondes, le chercheur Ulrich Leisinger présente la précieuse missive à l’objectif du photographe. Il est entouré par Johannes Honsig-Erlenburg, président du Mozarteum de Salzbourg, et sa consœur Anja Morgenstern, en charge de l’édition digitale. Tous les trois arborent des masques frappés du sceau de la fondation sur lesquels se devine l’écriture manuscrite du compositeur. Le cliché, immortalisé le mois dernier dans la petite salle de concerts de l’institution salzbourgeoise, se veut historique. Et en dit long sur l’importance du document que Leisinger tient entre ses mains aux yeux des chercheurs: «Cette lettre n’avait pas été étudiée depuis plus de quatre-vingt-dix ans. Elle n’a jamais été présentée dans aucune collection publique dans le monde. Et il n’en existait jusqu’alors aucune photo!», explique, enthousiaste, le directeur du département de recherches du Mozarteum, qui gère les différents musées consacrés au compositeur dans sa ville natale.
Son émotion traduit la passion d’un homme qui a voué son existence à la memorabilia de l’un des plus grands génies musicaux. Elle est aussi à l’image de cette lettre intime et touchante, que le compositeur adresse à son père Leopold le 4 avril 1787. La dernière d’un fils à un père au seuil de la mort, puisque Leopold décédera moins de deux mois plus tard. Si la lettre en question commence par des formules de politesse (dont un «Mon très cher père» en français, alors fréquemment utilisé pour montrer sa déférence), suivies d’excuses teintées d’humour pour une lettre antérieure qu’il lui avait adressée, cette entrée en matière cède vite la place à une angoisse non feinte.
Comme la mort (si l’on considère bien les choses) est le but ultime de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme
«J’apprends à l’instant une nouvelle qui m’accable beaucoup (…) j’apprends maintenant que vous êtes vraiment malade! – Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience j’attends une nouvelle rassurante de votre propre plume», écrit Mozart dès le début de la deuxième page. L’expression d’une inquiétude soulignée par ces lignes mystérieuses: «Comme la mort (si l’on considère bien les choses) est le but ultime de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur! Et je remercie mon dieu de m’avoir accordé le bonheur (vous me comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité.»
Une phrase connue des spécialistes du compositeur depuis sa publication, en 1829, dans la biographie de Mozart, que signa Georg Nikolaus von Nissen, second époux de sa veuve Constance . Mais qu’il avait toujours été difficile de rattacher avec certitude à la pensée maçonnique. Or un détail ne trompe pas, qui attire l’attention en regardant l’original: «Juste à côté de sa signature, après l’abréviation “manu propria”, on déchiffre un petit symbole qui s’apparente clairement à deux triangles entremêlés: l’un pointe vers le haut, l’autre vers le bas», relève Ulrich Leisinger. Un triangle hiéroglyphe maçonnique que l’on retrouve «dans de rares documents qui sont liés à la franc-maçonnerie, comme une lettre de 1785 de Leopold (que Wolfgang venait d’initier, NDLR) à l’éditeur franc-maçon Pasquale Artaria, ainsi qu’une note de Mozart lui-même dans le livre d’or de son frère de loge Johann Georg Kronauer.»
Mozart a 28 ans quand il est initié à Vienne, le 14 décembre 1784. Moins d’un mois plus tard, il est promu compagnon, puis maître en avril 1785, période où il ralliera au mouvement son propre père et le compositeur Haydn. Si son parcours franc-maçon, dans les sept dernières années de sa vie, nous est familier, c’est grâce aux archives retrouvées dans les loges viennoises. En dehors des quelques opus musicaux connectés à la franc-maçonnerie (des cantates, sa Musique funèbre maçonnique ou La Flûte enchantée), les témoignages émanant du musicien ou de sa famille sur son appartenance au mouvement sont rares. D’où l’importance de cette lettre, acquise par le Mozarteum en janvier auprès du Rosenbach Museum & Library de Philadelphie, qui la tenait de l’auteur de Max et les Maximonstres, Maurice Sendak, décédé en 2012.
Elle aurait dû être dévoilée au printemps. «Comparativement aux cent soixante-quinze ans qu’elle a mis pour revenir à Salzbourg, la pandémie n’aura entraîné qu’un léger retard supplémentaire», dit-on à l’institution salzbourgeoise, qui possède le fonds le plus important des lettres ayant appartenu à la famille Mozart (700, dont 200 de la plume du compositeur). Pour elle, il s’agirait de l’une des acquisitions les plus importantes de ces dernières décennies. Mais pour Leisinger, ce qui compte, c’est ce que contient cette lettre. «Elle exprime une profonde affection de Mozart pour son père, à qui il s’adresse ici comme un frère. Ce qui est très touchant lorsque l’on sait les relations difficiles que tous deux entretenaient au début des années 1780, après le mariage de Wolfgang avec Constance, que Leopold n’approuvait pas.»
Le besoin d’un univers irrationnel, (…), est à l’œuvre dans une grande part de sa musique. L’esprit franc-maçon dans lequel il se reconnaît, c’est celui des Lumières, et d’un certain rationalisme
Laurence Equilbey
Cette question de fraternité serait au cœur de la relation de Mozart avec les francs-maçons. Loin de la vision fantasmée d’un personnage occulte, voire fanatique, qui continue de nourrir les élucubrations les plus folles. À l’instar de cette «théorie du complot», selon laquelle il aurait été assassiné comme un témoin gênant par des frères de loge, pour avoir exposé publiquement dans sa Flûte enchantée les idéaux maçonniques, alors que les francs-maçons étaient dans le viseur de la police impériale de Leopold II. «À Vienne, en 1791, ce ne sont pourtant pas les raisons de mourir jeune qui manquent», s’amuse Leisinger.
Sans doute n’est-ce pas un hasard si la première loge du compositeur à Vienne s’intitule la Bienfaisance. «Le besoin d’un univers irrationnel, de se confronter à l’inexprimable, est à l’œuvre dans une grande part de sa musique. Mais se double toujours d’un profond humanisme. L’esprit franc-maçon dans lequel il se reconnaît, c’est celui des Lumières, et d’un certain rationalisme», analyse Laurence Equilbey. La directrice musicale d’Insula Orchestra consacre chaque année au compositeur un festival, Mozart Maximum, à La Seine musicale. Cette année, elle s’intéresse au «mage Mozart» avec Magic Mozart. L’album qui vient de sortir chez Érato a fait l’objet d’un «cabaret magique» mis en scène par Philippe Decouflé. Après plusieurs reports, il sera donné le 10 janvier à La Seine musicale (après le Luxembourg, et avant une tournée). Elle y traque les différentes magies à l’œuvre dans les opéras de Mozart: magie rouge de l’éternel amoureux qu’il était, magie noire de la Reine de la nuit ou du bouffon Colas dans Bastien et Bastienne, et naturellement cette magie blanche de la «bienveillance» humaniste du Mozart des Lumières.
Pour elle, l’influence de la franc-maçonnerie sur sa musique ne fait aucun doute. Que ce soit avec l’importance que prendra la composition de Thamos, musique de scène pour une pièce maçonnique du baron van Swieten, qu’il compose à 16 ans et «dans laquelle il puisera par la suite le matériau de nombreux opéras, comme cet air de basse qui semble annoncer la scène du Commandeur». Ou dans l’importance accordée à la fin de sa vie à certains instruments à vent comme la clarinette et les trombones. «Des instruments souvent utilisés pour les cérémonies maçonniques, qui pouvaient se tenir en plein air.»
Mozart aime le changement, le travestissement. Mais il a aussi le goût et la culture du mystère. Beaucoup de ses œuvres sont cryptées. Notamment sa musique religieuse, et aussi les opéras
Ulrich Leisinger
Mais si la franc-maçonnerie l’a influencé, c’est qu’elle répondait à des aspirations déjà présentes en lui. «Il aime le changement, le travestissement. Mais il a aussi le goût et la culture du mystère. Beaucoup de ses œuvres sont cryptées. Notamment sa musique religieuse, et aussi les opéras. Il joue beaucoup avec les conceptions baroques des intervalles. Chez lui, tierces et sixtes renvoient au divin; quartes et quintes à la Terre.» Sans doute y a-t-il aussi vu une réponse à l’intolérance qu’il avait pu connaître à Salzbourg. «On a souvent dit que Mozart avait pu se convertir bien avant 1784 au contact de francs-maçons rencontrés à Paris ou Strasbourg, par exemple. Mais tant qu’il résidait à Salzbourg, il n’aurait jamais pu afficher publiquement le moindre signe d’appartenance à une loge quelconque. Même à Vienne, cela lui a pris trois ans avant d’être initié. Son éventuel parcours franc-maçon avant 1784 reste un mystère», conclut Ulrich Leisinger. Mystère qui n’a pas fini de nourrir les fantasmes mozartiens.