Quand Éliette Abécassis raconte son père Armand et sa mère Janine

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Quand Éliette Abécassis raconte son père Armand et sa mère Janine

Le philosophe et talmudiste et la psychanalyste se transforment en personnages sous la plume de leur fille écrivaine
Par SANDRINE SZWARC – THE TIMES OF ISRAEL

L’écrivaine et philosophe Éliette Abécassis publie La Transmission, récit chez Robert Laffont. C’est le regard porté par une fille sur le parcours de ses parents dont elle est admirative. Et ce ne sont pas n’importe quels parents puisqu’il s’agit du philosophe et talmudiste Armand Abécassis et de son épouse la psychanalyste Janine Abécassis. Des clés nous sont données pour suivre leurs trajectoires qui épousent celle d’une génération d’érudits en France dans la seconde moitié du XXe siècle.


Times of Israël : Racontez-nous comment est né ce projet d’ouvrage.

Éliette Abécassis : Depuis longtemps je voulais écrire ce livre sur mon père, mais je ne savais pas comment l’écrire parce que je suis romancière, pas historienne, et pas biographe. Je souhaitais poser un regard personnel et intime sur mon père tout en retraçant sa vie, en naviguant entre le récit et la fiction. J’ai fini par trouver une façon de raconter cette histoire. Quand mes parents ont déménagé, et je l’écris dans mon livre, je les ai aidés à ranger leurs cartons. J’ai alors découvert des objets, des photos, des vieilles diapositives que j’ai fait développer. La trame narrative était là.

À partir de ce moment, j’ai mené ce travail d’investigation dans la vie de mon père et évidemment celle de ma mère. Mon idée était de raconter une histoire, à travers ses souvenirs, de cette tradition sépharade de génération en génération parce qu’il y a quelque chose qui le traverse et qui vient de plus loin que lui. Le résultat donne une biographie intime, subjective et un peu imaginaire. C’est ma vision de mon père.

Armand — Amram — Cèdre (son Totem des Éclaireurs et Éclaireuses israélites de France), votre père a connu plusieurs vies. Vous écrivez d’ailleurs qu’il est né au Maroc, vit en France et chérit Israël. En effectuant ces recherches est-ce que vous avez appris des choses que vous ne saviez pas sur votre père ?

Effectivement, j’ai vraiment appris des choses et j’ai surtout fait une découverte : mon père est un homme très secret. C’est un homme de paroles, qui parle tout le temps, qui enseigne, qui voue sa vie à l’enseignement. C’est la Torah vivante, c’est le Talmud qui parle à travers lui, et pourtant, personnellement, il se livre peu. Excepté dans son livre Rue des Synagogues où il raconte son enfance. J’ai donc dû reconstituer le fil de sa vie depuis sa naissance. La première scène de mon livre évoque sa mère enceinte de lui. Elle choisit de l’appeler Amram, c’est Armand, d’après le sage Amram ben Diwan dont j’ai découvert l’histoire. Ce grand rabbin, qui est vénéré comme un Saint au Maroc — il y a des pèlerinages sur sa tombe tous les ans et on le dit faiseur de miracles — était un kabbaliste, né à Hebron au XVIIIe siècle. Il est arrivé au Maroc et finalement il y est resté. Il passait de ville en ville pour ouvrir des maisons d’études et enseigner. Un peu comme mon père qui passe sa vie à enseigner.

Aujourd’hui, il le fait par zoom depuis son bureau, mais il a fait cours partout dans le monde comme Amram ben Diwan. On le suit au Canada, en Amérique, en Israël. Depuis son bureau, grâce au réseau de l’Alliance israélite universelle, il est le talmudiste itinérant. Il appartient à cette tradition de sages sépharades comme Rav Aboulafia, Rav Abravanel, qui ont passé leur vie à transmettre et à voyager. À travers mon père, je pose la question fondamentale de notre époque : Que transmettre et comment transmettre ? J’ai voulu percer ce mystère de la transmission à travers la figure de mon père et de ces rabbins sépharades

 

Les thèmes du judaïsme, son peuple, son histoire, sa religion, son âme imprègnent votre œuvre. Finalement, ils reviennent à évoquer la transmission qui pourrait être le fil conducteur de vos livres…

En effet, la transmission, c’est vraiment ce qui relie toutes mes œuvres. Finalement, dans ce livre, j’aborde le thème frontalement en revenant à son origine et dans ce qu’il a de réel et d’important dans ma vie. Depuis Qumran jusqu’à Sépharade : la tradition sépharade est un monde qui se perd et cela me hante. Il y a bien sûr des romanciers, mais pas suffisamment hélas. Il y a une transmission orale de maître à élève qui reste très importante parce que très vivante. Dans le monde sépharade il y a un grand attachement à la tradition et à la transmission, dans un esprit d’ouverture qui le caractérise. Mon père qui est né en terre musulmane, parle arabe couramment, est venu en France où il est devenu plus que Français, professeur en philosophie à l’université. Il est aussi très impliqué dans les Amitiés judéo-chrétiennes. Il a quand même écrit trois livres sur le christianisme et sur Jésus, ce n’est pas banal pour un grand talmudiste. Il s’est donc vraiment immergé dans cette culture française et chrétienne pour établir avant tout un dialogue fécond, selon l’esprit de Manitou de l’École d’Orsay, que mon père a fréquenté.

Il y a cette étape de l’histoire des idées qui s’est développée en France à la Libération illustrant le renouveau de la pensée juive moderne. C’est évidemment cette école de pensée juive de Paris. Elle s’est articulée autour de deux expériences, l’Ecole Gilbert Bloch d’Orsay et le colloque des intellectuels juifs de langue française. Elle a été portée par des figures charismatiques comme Jacob Gordin, Chouchani, Emmanuel Levinas, Éliane Amado Lévy-Valensi, Léon Askenazi dit Manitou, André Neher et tant d’autres. Et non seulement Armand Abécassis les a côtoyés, mais en plus il est passé par la célèbre École d’Orsay. Dans votre livre on voit défiler tous ces noms prestigieux et leur rapport avec votre père. Est-ce que votre père, Armand Abécassis, n’est pas l’un des derniers représentants de cette école et qu’il incarne l’un des derniers intellectuels juifs ?

Je le pense. C’est une grande figure du judaïsme français dans ce que vous avez tellement bien décrit Sandrine dans vos livres : cet esprit du judaïsme français qui consiste précisément dans le fait d’établir un dialogue entre le judaïsme et les sciences humaines, la sociologie, la philosophie, la psychologie de telle façon que les sciences humaines permettent d’avoir une lecture du judaïsme et le judaïsme permet d’avoir une lecture des sciences humaines. Cela va vraiment dans les deux sens, c’est ça qui est tellement passionnant et fécond pour la pensée parce que quand on entend Jacob Gordin, Manitou ou mon père expliquer un texte de Talmud, on comprend sa pertinence aujourd’hui. Car cette multiplicité des interprétations et ce renouvellement de l’interprétation en fonction de l’actualité sont à mon avis extrêmement féconds dans la lecture des textes. Mon père a fait une thèse à l’université, sur l’interprétation justement, avec Emmanuel Levinas dans son jury et ce n’est pas pour rien qu’il a travaillé sur cette question : il est le maître du commentaire comme tous ces grands maîtres d’Orsay le sont ou l’ont été. Mon père avec ma mère, toutes les semaines, écrivent une lettre qu’ils envoient aux fidèles de leur communauté et de leur synagogue dans le XVIe à Paris. Cette lettre est une exégèse de la Paracha : depuis dix ans qu’il la publie, sur la même péricope, le même texte, il arrive à trouver un nouvel éclairage qu’on n’avait jamais entendu. C’est incroyable !

Vous évoquez son inscription dans la lignée des grands Sages du monde sépharade, mais est-ce que, finalement, ça ne va pas au-delà de la tradition du monde sépharade ? C’est aussi une tradition universelle, ce dialogue de la pensée juive et du monde occidental qui passe par son passage par l’École de Paris, non ?

Oui c’est vrai depuis Rachi qui avait déjà créé sa méthode interprétative : c’est la spécificité française, cette vision du judaïsme ouverte à l’infini.

Votre père était éclaireur, est éclaireur, il reste éclaireur, est-ce que c’est toujours présent chez lui ?

Bien sûr, c’est Cèdre, d’ailleurs tout le monde l’appelle comme ça. C’est très présent encore aujourd’hui, il en parle beaucoup. Il est toujours éclaireur, dans sa façon d’être, d’aider, d’aimer les autres. Cette formation scoute a bouleversé et forgé sa personnalité dans ce qu’elle a de généreux, d’entreprenant, de fraternelle : changer le monde en aidant son prochain.

Votre père est-il inquiet face à l’avenir de la communauté juive de France ? Est-ce que vous, en écrivant ce livre, vous êtes inquiète par rapport à cet héritage ? Qui seraient ses successeurs ?

Oui, il s’en inquiète. Il a beaucoup de disciples en Israël, mais en France on ne voit pas très bien qui reprend ce flambeau de l’École juive de Paris et c’est vrai qu’on peut s’inquiéter d’une perte de cette intelligence féconde. Que va-t-il advenir de la transmission ? Que transmettre et comment transmettre ? C’est l’enjeu essentiel de notre époque.

Comment vos parents ont-ils accueilli le livre ?

Mes parents ont été la matière de ce livre, qu’ils ont lu et relu, commenté et réécrit. Mais c’est toujours déroutant de se voir transformés en personnages. En plus, ce sont des personnes subjectives sorties de ma vision et parfois ils se sont révoltés contre leurs personnages !

Comment conclure ?

Mon livre, c’est une enquête, c’est un mystère, c’est une histoire avec du suspense, et en même temps il parle d’un thème fondamental qui est celui de la transmission des valeurs qui nous sont chères. C’est aussi une découverte d’un homme passionnant, — désolée d’être aussi immodeste —, mais sa vie et son œuvre sont absolument incroyables, fascinantes. Et puis, c’est également la découverte de tout un univers qui est celui du judaïsme sépharade arrivé en France. C’est un livre qui me tient à cœur, évidemment, qui a une portée universelle et à mon sens essentielle !

Éliette Abécassis, La Transmission, récit, Robert Laffont, 2022.